Bernard Tapie est mort, emporté par le cancer Bernard Tapie incarne les années 80, celles de l’argent facile et de la réussite, en devenant un homme d’affaires plusieurs fois millionnaire
"S’il y a une chose que je sais faire, c’est du blé" lance celui qui est surnommé par la presse le "Zorro des entreprises" après son énième coup de maître en 1988 : la revente pour 260 millions de francs de l'équipementier de vélos Look Cycle, cinq ans après son rachat pour 1 franc symbolique.
Bernard Tapie incarne les années 80, celles de l’argent facile et de la réussite, en devenant un homme d’affaires plusieurs fois millionnaire reprenant des entreprises en faillite pour les revendre une fois redressées. Il s'achète un yacht de luxe, le Phocéa, roule en Lamborghini et affiche son teint hâlé sur les plateaux télé. Il est sacré "personnalité de l'année" en 1984.
Il fait aussi la Une des journaux pour de nombreux procès, le dernier en date concernant l’affaire de l’arbitrage du Crédit Lyonnais. Il était convoqué encore en mai 2021 par les juges du Tribunal de Paris dans ce dossier fleuve commencé en 2008, alors qu’il est atteint par un nouveau cancer qui aura finalement raison de lui. Des origines modestes
Bernard Tapie naît le 26 janvier 1943 dans un quartier populaire du XXème arrondissement de Paris, d’un père ouvrier-chauffagiste qui créera plus tard sa propre entreprise et d’une mère aide-soignante. "Il passe son enfance et sa jeunesse dans un gourbi de dix-sept mètres carrés et demi avec son frère cadet et ses deux parents, près du stade municipal du Bourget, dans la banlieue nord de Paris" raconte le journaliste Franz Olivier Giesbert dans Leçons de vie et de mort, son livre consacré à Tapie.
Avec un diplôme de technicien en électronique en poche, Bernard Tapie se lance dans une carrière, très éphémère, de chanteur signant deux 45 tours en 1966, transformant son nom en Bernard Tapy. Il entreprend toutefois cette carrière sérieusement, ayant une vraie connaissance de la musique. Bernard Tapie a découvert le violon à 6 ans, au rythme de deux leçons par semaine. Il apprendra assez vite pour jouer à la messe de l'église Saint Nicolas du Bourget, puis pour présenter le concours Nerini à la Salle Gaveau à Paris.
J’étais le seul fils de prolo, dit-il, et j’étais très nerveux en attendant mon tour. J’avais tellement tripoté ma partition qu’elle était chiffonnée et ne tenait pas sur mon pupitre.Bernard Tapie /
Le premier 45 tours de Bernard Tapie en 1966, il américanise son nom de famille en Tapy.
Il a 23 ans. Il épouse sa première femme, Michèle Layec avec qui il aura deux enfants, Nathalie et Stéphane.
Il s'essaye à la course automobile et participe à des courses en Formule 3 mais après un grave accident, qui le laisse dans le coma plusieurs jours, il renonce à sa carrière de pilote. Il en garde le goût des voitures rapides, comme les Lamborghini.
Le "golden boy" En 1967, il se lance avec succès dans la vente d’appareils de télévision, à tel point qu’en quelques années il monte son propre magasin, un vaste dépôt d’électroménager près de la gare de l’Est. Il y rencontre celle qui deviendra sa deuxième femme, Dominique qu’il épousera en 1987. De super vendeur, il devient entrepreneur. L’entrepôt fait faillite. Qu’importe, Bernard Tapie rebondit et en 1977 commence sa deuxième vie de repreneur d’entreprises en dépôt de bilan.
Au début des années 80 il rachète Terraillon et Testut (les célèbres balances), Look (le fabriquant d'attaches de skis), La Vie Claire (chaîne de magasins bio), et Wonder (les piles salines, acheté 1 franc symbolique en 1984 et revendu 470 millions de francs en 1988 à l'Américain Ralston), pour ne citer que les plus connues.
L’homme a un sens inné de la mise en scène. Il n’hésite pas à incarner la marque des fameuses piles électriques dans un spot publicitaire devenu célèbre, "Je marche à la Wonder". ////// Personnalité médiatique
Il incarne le gagnant que rien ne peut arrêter, un personnage qu’il forge au fur et à mesure de ses apparitions télévisées, d’abord dans des émissions culturelles ou politiques comme Le Grand échiquier ou 7 sur 7.
Puis, face aux succès d’audience (la France n’a que trois chaînes de télévision publiques au début des années 80, Canal+ apparaît en 1984 et M6 en 1987) il est invité dans des émissions grand public comme Gym Tonic, Le Jeu de la vérité, Champs-Élysées, Les Grosses Têtes ...
En février 1986 la chaîne TF1 lui confie une émission mensuelle, le vendredi soir à 20.35, Ambitions. Le principe : un jeune de moins de vingt-cinq ans, soutenu par Tapie, vient présenter son projet de création d’entreprise devant un jury d’économistes, de managers, de journalistes, etc. Si son idée est retenue, il pourra la concrétiser. Le tout en direct devant une assemblée d'un millier de spectateurs. L'émission durera un an.
Il devient ainsi une personnalité médiatique qu’il amplifiera en s’impliquant dans le sport.
La passion du sport /Pratiquant le vélo, Bernard Tapie investit une partie de sa fortune en formant une équipe de cyclisme autour du quadruple vainqueur du Tour de France, Bernard Hinault, en 1984. Elle prendra les couleurs de son enseigne d’aliments bio "La Vie Claire". Bernard Hinault y remporte son 5ème Tour de France en 1985 et l'année suivante c’est l'Américain Greg LeMond qui remporte la course. C'est également une aventure industrielle car il transformera l'entreprise Look de fabriquant de fixations de ski à celui de pédales automatiques. "J’ai demandé à son bureau d’études d’utiliser son savoir-faire pour imaginer des pédales de vélo qui se déchausseraient facilement quand tu tombes, sur le modèle des fixations de ski. Hinault vient voir les gars sur place, à Nevers. Il fait les essais, leur dit ce qui va, ce qui ne fonctionne pas. Porte-drapeau de La Vie Claire sur le Tour de France, il devient l’ambassadeur de Look. " explique Tapie à Franz Olivier Giesbert. Bernard Tapie en directeur de l'équipe du Tour de France La Vie Claire tient le vélo de Bernard Hinault à Paris le 31 janvier 1985.
Edmonde Charles-Roux, la femme du maire de Marseille Gaston Deferre, lui demande alors de reprendre le club de football de la ville en 1986. L’Olympique de Marseille n’a plus remporté de titres depuis 1976 et n'est revenu en Ligue 1 que depuis deux ans.
Tapie rachète le club pour 1 franc symbolique. Il le remanie profondément en recrutant des joueurs expérimentés comme Alain Giresse, Jean Tigana, Manuel Amoros, ou Enzo Francescoli. Son grand regret c'est de ne pas avoir réussi à débaucher l'Argentin Diego Maradona joueur star du Naples. En revanche, il fait venir de jeunes espoirs et futur champions français comme Jean-Pierre Papin, Éric Cantona, Basile Boli, Didier Deschamps, Marcel Desailly, Fabien Barthez, mais aussi le Ghanéen Abedi Pelé, l'Anglais Chris Waddle, le Croate Alen Bokšić et enfin le Brésilien Sonny Anderson.
L'Olympique de Marseille remporte quatre titres de Champion de France consécutifs de 1989 à 1992, joue quatre finales de Coupe de France dont une gagnée en 1989, deux demi-finales de Coupe d'Europe (Coupe des coupes 1988, Coupe des clubs champions 1990) et deux finales de Ligue des champions, dont une gagnée en 1993 face au Milan AC, qui reste la seule remportée par un club français à ce jour.
Rien ne semble résister à Tapie qui est approché - via un ami commun, Jacques Séguela - par François Mitterrand. L'entrée en politique
Préparant sa campagne de 1988, l’ancien
président de la République cherche de nouvelles personnalités non-politiques pour rejoindre son parti. Il propose à Bernard Tapie de se présenter dans la 6ème circonscription des Bouches du Rhône, dans le 9ème arrondissement de Marseille, qui est traditionnellement un fief de la droite. Face à Guy Teissier (UDF), il perd d’une poignée de voix. L’élection est invalidée pour irrégularités et le siège est à nouveau en jeu l’année suivante en 1989 : il remporte l’élection au 2ème tour avec 50,9% des voix.
Lors de la campagne électorale, il fait face au président du Front National Jean-Marie Le Pen lors d’un débat sur l’immigration organisé par la chaîne TF1. Bernard Tapie intervient à partir de la 2ème minute de cet enregistrement, à l'invitation de Patrick Poivre d'Arvor. Le duel marque l'opinion publique.
Il y acquiert une haine féroce du FN et n’hésite pas à confronter les électeurs frontistes quelques années plus tard, en 1992 quand il fait campagne pour les régionales, en se déplaçant à Orange lors d’un meeting de Bruno Gollnisch et traitant ses électeurs de "salauds".
C'est à ce moment que l'émission satyrique "Les Guignols de l’info" de la chaîne cryptée Canal + créé le personnage de "Nanard". Sa marionnette ne cesse d’expliquer à quel point il est "sévèrement burné", c'est à dire viril en argot. C
François Mitterrand lui propose la même année de rejoindre le gouvernement de Pierre Bérégovoy. Il créé un ministère sur mesure pour lui, le ministère de la Ville. Tapie se retire de toutes ses affaires afin d’occuper ses nouvelles fonctions. Il charge le Crédit Lyonnais de revendre Adidas, l'équipementier sportif allemand, vente qui sera conclue pour la somme de 2,085 milliards de francs (soit 472 millions d'euros aujourd'hui) le 15 février 1993.
Et voilà que commence le parcours politique qui va me conduire à la mort, oui, il n’y a pas d’autre mot, à ma mort. Bernard Tapie
Les affaires judiciaires
Mais la machine Tapie commence à connaître quelques ratés, le premier étant le scandale du match truqué Valenciennes-OM en 1983.
Le club de Valenciennes révèle qu'un de ses défenseurs a été approché par un joueur de Marseille qui lui a promis une somme d'argent pour arranger le match. L'affaire a une couverture médiatique massive, malgré cela la cote de popularité de Tapie est intacte. Il remporte les cantonales à Marseille en 1994 et sa liste Energie radicale fait un score de 12,03% aux élections européennes. Mais pour ce match truqué, il va être condamné à deux ans de prison dont 8 mois fermes en 1996. Il est incarcéré dans la prison de Luynes où il restera 165 jours.
C’est la fin de "l'ère Tapie". A sa sortie de prison, une libération conditionnelle en juillet 1997, le destin frappe à sa porte sous la forme d'un coup de fil.
"Là encore, c’est le hasard qui a décidé pour moi comme chaque fois dans ma vie : un coup de téléphone de Claude Lelouch qui veut que je tourne dans son prochain film. Déjà, dans les années 1970, après m’avoir vu dans une conférence à son Club 13 pour des associations familiales, il m’avait invité à déjeuner pour me proposer l’un des rôles principaux de "L’aventure, c’est l’aventure" (...). J’avais refusé. Six mois de tournage, c’était impossible. “T’es dingue ou quoi ? il avait protesté. Je veux faire de toi une star de cinéma et tu dis non ! — Ben oui, je ne veux pas être une star de cinéma, j’ai dit. "Bernard Tapie
La rencontre avec Lelouch
Le réalisateur français Claude Lelouch lui propose de tourner dans un film "Hommes, Femmes : Mode d’emploi" où il incarne un homme d'affaires sans scrupules qui croise le chemin de Fabrice Luchini, un comédien au chômage, dans le cabinet d'un médecin.
Ironie du sort, le personnage qu'incarne Bernard Tapie consulte pour des douleurs abdominales persistantes. Dans une scène du film, on le voit subir une endoscopie qui révèle un cancer de l'estomac. Or c'est exactement ce cancer qu'il développe en 2017. La presse (cf. L'Express) glose sur son contrat qui lui fait toucher 2,50 francs par billet vendu. Le film a fait plus d'un million d'entrées.
Tapie, l'acteur / Au début des années 2000, l'homme se réinvente en acteur. Il joue au théâtre le personnage incarné par Jack Nicholson dans la pièce tirée du film Vol au dessus d'un nid de coucou au Théâtre de Paris. Il enchaînera avec d'autres rôles dans Oscar ou Les Montagnes russes. Il présente des émissions de télévision de 2000 à 2004 comme Rien à cacher sur RTL9. De 2001 à 2008, il tient le rôle principal de téléfilms policiers sur TF1 : Cazas en 2001, puis douze épisodes de la série Commissaire Valence diffusés entre 2003 et 2008.
Le vent tourne pour l'ancien patron qui bénéficie d'un retentissant retournement de situation dans l'affaire de la vente d'Adidas. En juillet 2008, le tribunal arbitral rend une sentence favorable à Bernard Tapie. Il condamne le Consortium national (le Crédit Lyonnais) à verser 285 millions d'euros à l'homme d'affaires (plus de 400 millions avec les intérêts), dont 45 millions pour "préjudice moral". Mais au terme d'une longue procédure d'appel, le Tribunal de Paris condamne à nouveau Bernard Tapie à rembourser la somme perçue lors de l'arbitage le 3 décembre 2015.
Nouveau recours de Bernard Tapie en 2019 : il est finalement relaxé. Mais le jugement est une nouvelle fois cassé, et l'ancien homme d'affaire va être jugé en appel en octobre 2020.
Entre temps, Bernard Tapie décide de revenir aux affaires en 2009 en tentant de racheter 1% des actions du groupe Club Med mais ça ne fonctionnera pas, il revendra ses parts. Il devient actionnaire à 50% du groupe de presse de Philippe Hersant en 2012 et s'investit dans le quotidien régional La Provence. La lutte contre le cancer
En 2017, il apprend qu'il souffre d'un cancer de l'estomac et de l'oesophage. Commence désormais une autre étape de sa vie : le combat contre la maladie, qu'il entreprend comme tout ce qu'il a fait, sans se laisser abattre. 31 octobre 2019, le quotidien le Monde annonce par erreur sa mort sur son site internet ! "La nouvelle de ma mort est, comme disait Mark Twain, très exagérée", commenta aussitôt Tapie. "Vous ne me croirez pas mais je ne l’ai pas cru. Je me suis dit que je m’en serais quand même aperçu…" plaisante-t-il avec le journaliste Franz Olivier Giesbert. L'ultime combat de Bernard Tapie, qui toute sa vie n'a jamais cessé de se battre aura été avec le cancer. Il a témoigné jusqu'au bout de la nécessité de ne jamais laisser tomber : "ce n'est pas Tapie qu'il faut plaindre, c'est son cancer, parce que son cancer va en baver."
Fin mai 2021, son fils Laurent annonce que son père est hospitalisé et qu'il a des tumeurs de petite taille "un peu partout".
- Publié dans Monde